La très transparente Commission Européenne, le très atlantiste gouvernement français, nous cacheraient-ils des choses… et en serions-nous étonnés ?
Le GMT* nuit gravement à l’agriculture,
à l’alimentation et à la santé
(*GMT ou TAFTA ou TTIP)
Le 14 juin 2013, les 28 gouvernements de l’Union européenne ont demandé à la Commission européenne de négocier avec les États-Unis la création d’un grand marché transatlantique (GMT). En France, Mme Bricq, ministre du Commerce extérieur, avait reçu le feu vert du Conseil des Ministres pour donner mandat à la Commission de négocier ce projet. Celui-ci s’appelle « partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement ».
Derrière ces mots anodins se cache la plus grande menace non militaire jamais lancée contre les peuples d’Europe. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit d’appliquer complètement tous les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui visent à éliminer tous les obstacles à la concurrence. Dans la littérature de l’OMC, les obstacles sont constitués par tout ce que le secteur privé considère, dans les Constitutions, les lois, les règlementations et les procédures administratives, comme « une discrimination à la concurrence » ou comme une disposition « plus rigoureuse que nécessaire ». Et l’article 3 du mandat de négociation du GMT réclame un « haut niveau d’ambition d’aller au-delà des engagements actuels de l’OMC ». Obéissant aux attentes des multinationales européennes, les 28 gouvernements veulent se mettre d’accord avec les États-Unis sur trois objectifs.
- Tout d’abord, éliminer au maximum les droits de douane entre Union européenne et USA. C’est déjà presque fait, sauf dans l’agriculture où ils demeurent élevés.
- Ensuite, réduire, voire éliminer ce qu’on appelle, dans le jargon, les barrières non tarifaires. C’est à dire le démantèlement complet de l’appareil législatif et réglementaire des 28 États de l’UE chaque fois qu’une norme est considérée comme un obstacle excessif à la libre concurrence. Et cela vise, comme on va le voir, aussi bien les normes sociales, alimentaires, sanitaires, phytosanitaires, environnementales, culturelles que les normes techniques.
- Enfin, permettre aux firmes privées d’attaquer les législations et les réglementations des États quand ces firmes considèrent qu’il s’agit d’obstacles inutiles à la concurrence, à l’accès aux marchés publics, à l’investissement et aux activités de service. Elles pourront le faire, non plus devant les juridictions nationales, mais devant des groupes d’arbitrage privés, ce qui aura pour conséquence que les juridictions officielles (tribunaux, Conseil d’État) ainsi que le Conseil Constitutionnel seront dépouillés de toute compétence dès qu’une firme privée sera plaignante. Si ce projet est adopté, ce sont les firmes privées qui définiront progressivement les normes de la vie en société.
Menaces majeures sur l’agriculture
L’article 10 du mandat de négociation précise que « Le but sera d’éliminer toutes les obligations sur le commerce bilatéral avec l’objectif commun de parvenir à une élimination substantielle des droits de douane dès l’entrée en vigueur et une suppression progressive de tous les tarifs douaniers les plus sensibles dans un court laps de temps. »
Comme les médias favorables à ce projet se sont empressés de le souligner, les droits de douane entre l’UE et les USA ont déjà été fortement diminués au point de ne plus exister dans certains cas. Mais ce que ces médias ont passé sous silence, c’est qu’ils sont restés importants dans le domaine des produits issus de l’agriculture : les viandes, les poissons, les dérivés du lait, les œufs, les céréales, les oléagineux, le cacao, le café, le thé, les épices, les fruits et légumes, les produits de la minoterie, le sucre, les boissons.
L’agroéconomiste Jacques Berthelot a procédé à une analyse minutieuse [1], produit par produit, des conséquences d’une élimination même progressive des droits de douane européens sur les produits agricoles importés des USA. A ces conséquences directes, il faut ajouter qu’en vertu du principe de l’OMC du traitement de la nation la plus favorisée, l’élimination des droits de douane concédée par l’Union européenne aux produits agricoles des USA devra l’être aux produits agricoles de tous les pays membres de l’OMC. Le marché européen deviendra alors le marché le plus ouvert du monde.
La conclusion de Berthelot sur les conséquences de l’abaissement des barrières tarifaires européennes sur les produits agricoles importés dans l’Union se passe de commentaire : cet abaissement « remettrait totalement en cause l’objectif de faire évoluer l’agriculture européenne vers des modèles plus durables – aux plans économique, social et environnemental –, il accélérerait le processus de concentration des exploitations pour maintenir une compétitivité minimale, réduirait drastiquement le nombre d’actifs agricoles augmenterait fortement le chômage, la désertification des campagnes profondes, la dégradation de l’environnement et de la biodiversité et mettrait fin à l’objectif d’instaurer des circuits courts entre producteurs et consommateurs. »
Imposer la bio-piraterie et la dérégulation sanitaire,
alimentaire et phytosanitaire
L’article 28 du mandat appelle à un renforcement des droits de propriété intellectuelle tels qu’ils sont déjà amplement consacrés par l’accord de l’OMC sur ce sujet. On sait que c’est par une extension de ces droits que l’agrobusiness s’emploie à s’assurer le contrôle de toute la chaîne alimentaire, de la semence à l’assiette, à imposer ses semences, à breveter le vivant végétal (nutritif ou curatif) et animal et, de la sorte, à privatiser le patrimoine de l’humanité. On sait aussi que c’est l’usage abusif de ces droits par les multinationales pharmaceutiques docilement soutenues par les gouvernements occidentaux qui réduit de plus en plus l’accès aux médicaments essentiels pour les populations en situation précaire.
Les USA et l’UE ont des manières très différentes de protéger la santé des consommateurs. Aux USA, dont le gouvernement n’est pas en charge de l’intérêt général, c’est par les voies de recours aux tribunaux que les consommateurs peuvent agir à postériori. Dans les États européens, c’est par l’établissement de normes que cette protection est assurée.
Aux USA, tant qu’il n’a pas été prouvé scientifiquement qu’un produit ou un procédé est nocif, il est libre d’accès. En Europe, tant qu’on n’a pas prouvé que le produit ou le procédé est sain, il est interdit d’accès. Deux conceptions du risque radicalement opposées.
En Europe, des normes en matière d’alimentation et de santé, ainsi qu’en matière phytosanitaire (santé des plantes) protègent les gens. Sans doute de manière encore insuffisante, mais elles existent. Le texte du mandat dit que c’est l’accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires de l’OMC et l’accord vétérinaire bilatéral USA-UE qui vont servir de base pour aller plus loin. Mais dans quel sens ? On peut douter que ce soit vers plus de protection, car les entreprises américaines contestent le bien fondé scientifique des normes sanitaires en vigueur en Europe et poussent le gouvernement US pour obtenir leur abrogation à travers cet accord transatlantique.
On sait que le refus des OGM, celui du bœuf traité aux hormones de croissance, des poulets chlorés, des carcasses traitées à l’acide lactique, des porcs traités à la ractopamine (additif chimique qui rend la viande plus maigre, interdit dans 150 États) sont considérés, aux USA, comme des barrières protectionnistes dépourvues de pertinence scientifique. On peut douter que les négociateurs américains accepteront le « droit pour les Parties à évaluer et gérer les risques en conformité avec le niveau de protection que chaque Partie juge approprié, en particulier lorsque les preuves scientifiques sont insuffisantes » demandé par le mandat (article 25). D’autant que l’article 45 de celui-ci prévoit que les firmes privées auront le droit de contester toutes les normes (sociales, sanitaires, environnementales…) devant un mécanisme de règlement des différends.
Soumettre les pouvoirs publics aux firmes privées
Lorsque qu’une firme privée considère que des normes sociales ou environnementales adoptées par les pouvoirs publics, au niveau national, régional, départemental ou local, sont plus rigoureuses qu’il est nécessaire ou constituent une entrave à la libre concurrence, l’article 32 du mandat de négociation instaure un mécanisme de règlement des différends afin de permettre à cette firme d’introduire une action contre le pouvoir public concerné. L’article 45 crée un mécanisme identique pour toutes les dispositions de l’accord en négociation. De quoi s’agit-il ?
Le mécanisme de règlement des différends est une structure privée d’arbitrage constituée au cas par cas, dont les arbitres ne sont pas des magistrats professionnels, mais des personnes privées désignées par les parties ; les débats ne sont ni contradictoires, ni publics. Il n’y a pas de procédure d’appel. Ce mécanisme ne peut en aucune façon être assimilé à un tribunal. Le modèle le plus connu en France est le groupe d’arbitrage créé pour le différend entre Tapie et l’État. On a vu ce que cela a donné. Mais d’autres exemples existent. Dans le cadre de l’accord de libre échange entre le Canada, les USA et le Mexique, cet ALENA dont le projet d’accord UE-USA en négociation est la réplique, un tel mécanisme existe. En 19 ans, le Canada a été attaqué 30 fois par des firmes privées américaines. Dans la majorité des cas, ces firmes contestaient des mesures introduites au niveau fédéral, provincial ou municipal en vue de protéger la santé publique ou l’environnement ou pour promouvoir des énergies alternatives. Voici trois cas tout à fait exemplaires :
- La firme chimique américaine Ethyl a poursuivi le Canada pour une loi de 1997 interdisant un additif qui rend le diesel plus performant. Cet additif contient du manganèse, qui est neurotoxique. Le Canada a du payer 13 millions $ de compensations à Éthyle et abroger sa loi ;
- La firme américaine S.D. Meyers de traitement des déchets a obtenu 5,6 millions $ du Canada suite à la décision de celui-ci d’interdire l’exportation de PCB afin de respecter les dispositions d’un traité international sur l’environnement encourageant les États à traiter les déchets toxiques chez eux. Les arbitres ont considéré que le partage du marché par une firme étrangère dans un autre pays de l’ALENA devait être considéré comme un investissement protégé par l’ALENA ;
- En septembre dernier, la firme américaine Lone Pine Resources a déposé plainte contre le Canada et demande 250 millions $ de compensations suite à la décision du Québec d’interdire l’exploitation des gaz de schiste par fracturation hydraulique dans la Vallée du Saint-Laurent.
Il faut savoir que le Canada et le Mexique ont perdu toutes les plaintes déposées par les firmes américaines. Aucune des 22 plaintes déposées contre les USA par des firmes canadiennes ou mexicaines n’ont abouti.
Par ce mécanisme de règlement des différends, on délègue aux firmes privées le pouvoir de désigner les législations et les réglementations acceptables à leurs yeux ou pas. Ce qu’un conseiller de Mme Bric, notre ministre du commerce, appelle « prendre acte de la tendance de la délégation de la règle au privé ». Ainsi se réalise le rêve de David Rockefeller et du patronat, « quelque chose doit remplacer les gouvernements, et le pouvoir privé me semble l’entité adéquate pour le faire [2].»
Les négociations devraient durer jusqu’en 2015. Ensuite, le résultat sera soumis à l’accord des 28 gouvernements. L’incertitude demeure sur la question de savoir s’il sera soumis à la ratification des parlements nationaux [3]. Mais il est certain que le Parlement européen devra se prononcer, car il a désormais le pouvoir de l’approuver ou de le rejeter. Ce sera le Parlement européen que nous allons élire le 25 mai prochain. D’où l’importance de cette élection. Et la nécessité d’interpeler les candidats sur leur vote futur lorsqu’ils auront à se prononcer sur ce GMT.
Raoul Marc JENNAR
Politologue
www.jennar.fr
___________________________________
NOTES
[1] BERTHELOT Jacques, La folie d’intégrer l’agriculture dans un accord de libre-échange UE-USA, 15 août 2013 (jacques.berthelot4@wanadoo.fr).
[2] Newsweek, 1 février 1999.
[3] L’article 53 de la Constitution de la Ve République est pourtant précis : Les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l’organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l’État, ceux qui modifient des dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi. Ils ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés.(…). »
Voir aussi https://www.collectifstoptafta.org/
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